Je suis partagée entre la fierté d’avoir dépassé mes limites et l’intimidation d’avoir côtoyé un monde que j’ai à peine touché du doigt. J’ai fait le Mont Aiguille. On dit ça dans le milieu non ? J’ai fait un sommet. Tu as déjà fait le Mont Blanc ? Comme si c’était quelque chose qu’il fallait accomplir à tout prix pour gagner la légitimité d’appartenir à ceux qui gravissent des sommets. En même temps, je comprends l’ivresse que procure ce moment où tu arrives enfin en haut. Le jour où je suis arrivée en haut du Mont Aiguille, j’étais à la fois émue, éprouvée et perplexe en pensant à la descente qui nous attendait.

Le Mont Aiguille, c’est quoi ?

Localisé sur la commune de Chichilianne, en Isère, le Mont Aiguille fait partie de la Réserve Naturelle des Hauts Plateaux du Vercors. Entre Grenoble et Valence, à mi-chemin entre l’Ardèche et les Ecrins se dresse un surprenant pic. Enfin plutôt un surprenant plateau. Un petit plateau entouré de falaises. Son sommet culmine à 2087m (même pas la moitié du Mont Blanc) et sa particularité revient à son ascension, puisqu’on ne peut y monter qu’en grimpant (accessible à toute personne au pied montagnard par la voie normale, cotée en 4a). De par sa configuration, le Mont Aiguille (qui n’a d’ailleurs pas grand-chose d’une aiguille) est également appelé le “mont inaccessible”. Sa première ascension date de 1492 ! À l’époque, c’était avec des échelles et des pitons. De nos jours, on grimpe à l’aide de cordes, de dégaines, de descendeurs et de matériel d’alpinisme en tout genre, selon son niveau, son envie et son budget. Toutes les faces du Mont Aiguille sont plus ou moins empruntables, avec différents niveaux de difficulté. Des grimpeurs tentent toujours aujourd’hui d’ouvrir de nouvelles voies.

Et toi t’es montée comment ?

Par la voie normale (la plus facile !). Certes l’escalade est entrée dans ma vie il y a plus de 3 ans maintenant, mais je fais ce que j’appellerais de l’escalade « citadine », un sport qui n’a plus grand chose à voir avec l’escalade en tant que discipline alpine (c’est un autre sujet d’article que je garde pour plus tard !). Mes quelques sorties en falaise n’ont donc pas suffit à me donner l’assurance qui m’aurait permis de profiter pleinement de l’ascension du Mont Aiguille. Moi qui n’avait jamais fait de rappel, c’était une belle première. Un rappel de 30 mètres. Puis un autre de 50 mètres. Avoir sa vie entre ses mains, littéralement. Je sais ce que c’est maintenant. Être seule maîtresse de la corde sur laquelle tu te glisses pour descendre le long de la paroi. Incroyable. J’avoue avoir été plutôt tendue, mes bras et mes mains s’en souviennent. Et puis, il y a toujours cette personne un peu plus loin, bondissant sur les rochers, glissant sur la corde à une vitesse à la fois douce et rapide, qui te fait comprendre qu’il n’y a rien de dramatique, mais que tu regardes comme un alien. “Le Mont Aiguille, c’est hyper accessible, il y a juste quelques passages où il vaut mieux être encordée”. Ha. Parole d’alpiniste. Moi je suis novice dans le milieu. Cette ascension me l’a bien fait comprendre. En effet, d’abord 1h30 de marche d’approche (+500m de dénivelé) puis +500m d’escalade facile dans la paroi. Dis comme ça, rien d’exceptionnel pour une habituée de rando. Mais il a bien sûr fallu que mon cerveau s’en mêle.

On était 4 compagnons de cordée. Le premier ouvrait la voie jusqu’aux relais puis nous le rejoignions, encordés les uns aux autres à 6 mètres d’intervalle, jusqu’au relais, avant de repartir pour le suivant. Nous étions clairement les plus lents (6h d’ascension je crois ?). Nous avons laissé passer devant nous un père et son fils encordés l’un à l’autre qui ne se préoccupait guère de s’attacher à la paroi, un couple d’espagnols qui semblaient faire leur meilleure journée de tourisme, ou encore un groupe d’apprentis guides de montagne pour qui la paroi semblait être un simple escalier. Bref, il y avait de tout. Et moi, dans tout ça ? Intimidée. Pour sûr. À l’aise dans l’effort et dans l’environnement (la petite montagne, ça commence à me connaître), et pourtant les jambes tremblotantes à l’aperçu du vide. Comment ces gens font-ils pour être si sûrs d’eux à chacun de leur pas ?

Les bouquetins auraient pu être les seuls animaux sans ailes à pouvoir atteindre la pâture qu’offre le Mont Aiguille (incroyable de voir ces petits êtres à quatre pattes sautiller dans la paroi verticale). Mais l’être humain est particulièrement doué pour accomplir des choses sans attendre que ses gènes ne lui donnent la possibilité de le faire naturellement. Notre cerveau est fou, je vous le dis. Et le mien, tout habitué à marcher horizontalement et non verticalement, s’est senti bien déstabilisé. Un mouvement que j’aurais fait les yeux fermés sur la terre ferme devenait un complexe questionnement sur la manière dont j’allais pouvoir rester le plus possible en sécurité. Oui je n’aime pas le risque. J’ai toujours détesté me sentir en danger. Et à ce moment-là, malgré le baudrier accroché à une ancre bétonnée dans la roche, un rien pouvait me faire basculer dans des pensées négatives. Et si la corde lâchait ? Et si le rocher se fendait ? Et si une pierre me tombait sur la tête ? C’est foutu. Le vertige. Les mains qui tremblent. Le cerveau qui s’emballe. Bordel, c’est où le bouton off ?

Ce serait donc ça la clé : apprendre à débrancher le cerveau ?

Pour moi c’est un des apprentissages de l’escalade, en effet. Éteindre son cerveau. Ou du moins, éteindre la partie qui empêche de posséder la pleine capacité de son corps. Cet exercice s’avère plus ou moins compliqué pour chacun, selon son expérience personnelle, notamment enfant, lorsque le cerveau se développe le plus. Il se trouve que le mien est particulièrement prudent et ne supporte pas l’idée du danger. Mais alors comment stopper cette peur irrationnelle qui rend chaque déplacement dans la paroi finalement encore plus dangereux ? FOCUS. C’est tout ce que je pourrais dire. Focus. Un pas après l’autre. Ne pas penser à en bas. Ni à en haut. Penser à maintenant. Les pieds sont stables. OK. Trouver une main gauche. Respire. Déplacer le poids du corps à droite. OK. La main gauche tient. Chercher une main droite. Prise trop lisse. Ah. Là ça tient. OK. Je me lève sur mes jambes. Et bim, la main gauche attrape la prise que j’avais repérée. Et on continue. Jusqu’à ce que ça devienne mécanique, évident, naturel.

L’escalade, c’est un peu un sport de combat avec soi-même ?

Exactement. Au beau milieu de la paroi, que ce soit en escalade ou en désescalade (ça aussi c’est toute une histoire), qu’on soit tout juste initié ou déjà bien expérimenté, le combat est là. Un combat pour trouver l’harmonie. Pour ne pas penser au danger (qui était, disons le, quasiment inexistant dans cette ascension du Mont Aiguille, j’aurais bien aimé que mon cerveau le comprenne). Quoi qu’il en soit, c’est dans cette paroi que je me suis sentie extrêmement vivante. La montagne était imprenable. La vue aussi. Tout était rocher, tout était émotion. “Tu n’as pas peur de grimper sans être assuré ?” – “Je suis dans mon élément, c’est tout. Ici, je me sens bien, je me sens moi-même”. C’est fou. Ce n’est pas encore le cas pour moi. Mais je comprends. Je comprends ce sentiment de dépassement de soi, cette fusion avec la montagne, ce focus sur ce qu’on a à faire : grimper, et être en vie.

Après 10h passées sur le Mont Aiguille, poser le pied sur un semblant de terre ferme a été un soulagement immense. J’étais fière, j’étais épuisée, j’étais perplexe de ce que j’avais fait. De ce que nous avions fait. Pourquoi faire subir ça à mon corps et mon esprit ? Pourquoi vouloir à tout prix entrer en combat avec moi-même ? Pourquoi me confronter au danger si je ne suis autant pas adepte de ça ? Dans la descente, je me répétais que ce n’était pas pour moi. Que je serais beaucoup mieux une fois en bas. Mais maintenant, j’ai déjà envie d’y retourner.

Et vous, quelle a été votre première mirco-aventure ?

Discrete power