“Tout comme ses acolytes la sensibilité, la gravité et la timidité, l’introversion est devenue une qualité de seconde classe, quelque part entre malchance et pathologie.”Susan Cain
Il y a 2 semaines je vous donnais mon théorème de la discrétion et tout ce que j’entendais derrière ce terme tout doux. Je vous recommande vivement d’aller y jeter un oeil si vous ne l’avez pas déjà fait (et bien sûr de lire La force des Discrets de Susan Cain, le livre qui m’a donné envie d’écrire sur ce sujet, mais ça vous prendra certainement plus que 10 minutes) pour que nous soyons bien d’accord sur les termes employés. Les discrets englobent pour moi une partie de la population qui se situe quelque part entre hypersensibles, introvertis ou timides, ou du moins qui ressentent le besoin constant d’observer le monde qui les entoure. Les autres, je les appellerai les bavards. Tout comme discret, le charme de ce mot réside dans son sens à la fois positif et négatif : les bavards sont appréciés parce qu’ils sont avenants et sympathiques, mais le sont moins quand on n’entend parler qu’eux. Seulement, entre bavards et discrets, nous ne sommes pas toujours socialement considérés à égalité : la société occidentale dans laquelle nous vivons est souvent bien plus fanatique de ceux qui s’expriment avec éloquence, les “populaires” des cours d’école et les amis de tout le monde, plutôt bavards. Les plus discrets ont rarement leur moment de gloire parce qu’ils sont plein de qualités qui n’apparaissent pas comme telles aux yeux des autres. Pourtant je suis persuadée qu’un équilibre est à trouver.
Ok alors on a une balance dans laquelle on retrouve d’un côté les bavards, de l’autre les discrets. La balance penche du côté des bavards ?
Ce n’est pas si simple : on n’est (ou né) pas discret ou bavard, et encore une fois, je n’ai aucune envie de coller d’étiquette à qui que ce soit. On n’est pas non plus uniquement introverti ou extraverti. Mais admettez-le, on a tous cette image en tête de l’être humain parfait, un idéal extraverti socialement impeccable qui sait s’exprimer avec ce qu’il faut d’émotion et de détermination, qui est avenant avec tout le monde et qui parvient à alimenter une conversation avec ce qu’il faut d’humour sans jamais bégayer (en général ça va aussi avec un physique stéréotypé mais passons). Comment en est-on arrivé à cet idéal ? Pourquoi les plus discrets de ce monde (qui sont aussi soit dit en passant les penseurs et les ingénieurs qui ont révolutionné la société) sont-ils si peu adorés ?
Cet idéal n’a donc pas toujours existé ?
Non, pas du tout. En fait, rien que le terme de personnalité est apparu assez tardivement. Le développement personnel que nous connaissons aujourd’hui (et qui me pousse à me questionner sur l’introversion et l’extraversion par exemple) n’est que l’aboutissement d’une longue évolution de la société occidentale. La fameuse pyramide de Maslow le montre bien : le besoin d’accomplissement personnel est l’ultime besoin qui apparaît lorsque tous les autres sont assouvis (moi-même si je vous parle de discrétion aujourd’hui, c’est bien parce que j’ai la chance de me trouver en haut de la pyramide – encore un autre sujet passionnant, ce sera pour une autre fois). Ce n’est qu’à partir du 19e siècle qu’on commence sérieusement à considérer ce besoin d’accomplissement personnel et à se questionner sur le tempérament unique de chaque être humain. Et puis, les Etats-Unis sont arrivés avec leurs gros sabots.
L’essor de l’Amérique industrielle a été un moteur majeur du changement du mode de vie des américains et un peu plus tard de celui des européens. Oui, on est passé de la simple vie à la campagne, où on travaillait avec sa famille et ses voisins, à une course à l’argent et au besoin de reconnaissance. La société agricole a laissé place à une société des affaires, avec l’urbanisation et l’immigration qu’elle a entraînée. Je vous laisse rouvrir vos cahiers d’histoire (que vous avez précieusement gardés pour cette occasion je sais bien) pour compléter tout ça. Les citoyens sont devenus des employés travaillant non plus avec leurs voisins mais avec des inconnus avec lesquels ils n’avaient plus aucun lien. Il fallait donc faire “bonne impression” pour gravir les échelons, être considéré socialement et gagner de l’argent. L’assurance était perçue comme un signe de pouvoir et l’audace, bien utilisée, est devenue un chemin vers la gloire. Doucement le modèle de la réussite sociale s’est installé et on a commencé à se soucier du regard des autres. Dans les années 1920, les guides de développement personnel vantant les bienfaits de l’extraversion à l’intention des hommes d’affaires se sont multipliés (malheureusement à cette époque les femmes n’étaient pas encore considérées comme aptes à la réussite sociale, mais elles n’ont pour autant pas été épargnées de la course à l’extraversion, on leur suggérait plutôt de développer leur charisme).
Eh mais ça ne tombe pas au même moment où Jung développe ses idées d’introversion et d’extraversion ?
Si ! Exactement. On y arrive. En 1921 le célèbre psychiatre Carl Gustav Jung publie un ouvrage dans lequel il propose les termes d’introversion et d’extraversion (ces mots n’existaient pas avant lui !). Sauf que c’est comme si la société avait uniquement retenu l’extraversion. Il faut dire que ça collait bien avec toute cette révolution industrielle, surtout aux Etats-Unis, le pays le plus extraverti du monde, encore aujourd’hui (il faudra attendre après les guerres pour que cela puisse avoir un réel impact en France). En fait en France, ça a carrément empiré dans les années 60. Mai 68, ça vous parle non ? Ce mouvement de liberté a véritablement mis à mal la discrétion : il fallait gueuler haut et fort pour se faire entendre et pour défendre ses droits. La génération Woodstock a certes remis en question le modèle de la réussite sociale et surtout financière, mais a aussi poussé le développement de l’extraversion.
En France, cette nouvelle génération a changé le modèle éducatif : être bavard était reconnu comme une affirmation de soi, un moyen de se faire entendre et de ne pas se faire marcher sur les pieds. Un élève qui était jusqu’alors considéré de “sage” devenait “en retrait”. Doucement, celui qui ne parlait pas est devenu anormal, non conforme à la société. « Élève discrète mais sérieuse” et “pourrait participer davantage” sont d’ailleurs les remarques que je retrouve le plus sur mes bulletins. L’oral a doucement remplacé l’écriture. Les travaux en groupe ont petit à petit pris plus de place que les exercices individuels. Plus tard, les méthodes de travail et de management ont elles aussi évoluées vers une incitation à l’extraversion : on est passé de “chef” à “manager” et de “salarié” à “collaborateur”. Aujourd’hui dans la majorité des boîtes le travail d’équipe est valorisé. A l’entretien d’embauche, on mise davantage sur les qualités sociales que les compétences pratiques. Pas facile pour un discret, mh ?
Maintenant quelques souvenirs me reviennent…
J’aimerais parler un tout petit peu d’expérience personnelle. Il y a un an j’étais apprentie dans la communication chez Orange. Une superbe expérience, qui m’a fait énormément grandir. Intégrer une équipe dans une si grande entreprise au beau milieu d’un open space a été une très grande épreuve pour moi. J’ai mis beaucoup de temps à trouver ma place. Je passais mon temps à me questionner : comment dire bonjour à tout le monde (bise ou pas bise ? L’enfer !), avec qui aller déjeuner (s’enfermer dans une cantine bruyante avec tous ses collègues ou aller manger toute seule dehors au soleil ?), participer aux réunions d’équipe par skype (les brainstormings en ligne, la panique !). Cela m’a demandé beaucoup d’efforts de ne pas être “celle qui ne parle pas et qui ne fait que travailler”. Les premiers mois m’ont beaucoup fait perdre confiance en moi. A plusieurs reprises j’ai été étonnée de voir à quel point la journée était remplie de conversations entre collègues à la machine à café. Une grande importance était donnée aux interactions sociales plutôt qu’au travail. Alors pour moi, grande adepte de l’efficacité et du travail bien fait, j’étais perdue (mais pourquoi ces gens ne travaillent pas ?). Je me sentais anormale d’avoir envie que d’une chose : retourner m’immerger dans mon ordinateur seule. L’incompréhension régnait dans ma tête.
Et puis, mes premiers projets ont plu. Je me suis intégrée au groupe par mon travail de qualité, par ma fiabilité et ma compréhension des choses. J’ai doucement réalisé qu’une équipe se compose de différents tempéraments qui se complètent : dans un groupe, je suis la personne neutre, la médiatrice qui ne prend pas partie. Je suis aussi celle qui fait avancer le travail, qui observe et qui alerte lorsque quelque chose cloche. Je suis en fait tout aussi légitime de faire partie de cette équipe et je n’ai pas à ressembler à quelqu’un d’autre. Pourquoi je raconte tout ça ? Parce que cette expérience professionnelle m’a fait me rendre compte à quel point il est difficile pour un discret de s’adapter aux méthodes de travail actuelles, que ce soit à l’école ou en entreprise. Je ne dis pas qu’il faut changer tout notre système, mais trouver un équilibre. Un équilibre qui permette aux extravertis et aux introvertis de se sentir inclus et appréciés. Pour pouvoir travailler ensemble.

Pfiou je crois que j’en avais gros sur la patate.
Aller c’est bientôt fini.
La pire chose que l’on puisse faire à un discret, c’est de le forcer à s’exprimer en premier devant un groupe sur un sujet qu’il ne maîtrise pas totalement. A l’école ou au travail, cela arrive encore très souvent (le fameux brainstorming haha je le sors à toutes les sauces). Bien évidemment, il faut que nous nous entraînions à nous exprimer (d’ailleurs un grand merci à tous ceux qui ont pu me pousser à sortir de ma bulle). Seulement, j’aurais apprécié que cela soit moins un cauchemar. J’aurais aimé me sentir moins forcée, mais plus comprise et accompagnée. Pour ne pas me sentir anormale toute mon enfance, mais juste considérée pour mes qualités. Globalement être discret n’est toujours pas un trait de personnalité recherché (et je suis la première à juger quelqu’un qui ne s’exprime pas dans un groupe avant de me rappeler que je suis pareille). Parce que quelqu’un qui ne dit rien fait peur : on ne sait pas ce qu’il pense. Je comprends donc bien la perplexité qu’un extraverti peut ressentir lorsqu’il se retrouve face à un introverti. Il n’arrive pas à le cerner. Et s’il n’a pas de recul, il fuit (je ne lui en veux pas, je ferais certainement pareil). C’est parfois un peu triste. Mais bien sûr, ce n’est pas le cas pour tout le monde. Je suis toujours extrêmement reconnaissante de la personne qui m’inclut dans une conversation. Parce que ce n’est jamais agréable de forcer le passage.
Donc l’idée est de chercher un équilibre entre bavards et discrets dans la société, mais aussi en chacun de nous ?
Oui. Mon idée n’est pas de passer d’un idéal extraverti à un idéal introverti, loin de là. Mais de redonner aux discrets toute leur confiance. Un certain modèle social s’est imposé au fil des années, qui a secrètement causé beaucoup de tort à toute une partie de la population. Il est peut-être maintenant temps de laisser tout le monde s’exprimer. Je suis heureuse de voir que la discrétion devient de moins en moins tabou, ça fait un bien fou. L’équilibre est en train d’arriver. Parce qu’on a tous besoin d’être quelques fois bavards et quelques fois discrets, et que les bavards et les discrets ont beaucoup de choses à s’apporter.
Cet article m’a été inspiré par un épisode du podcast Emotions (que je recommande !).
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Discrete power.