Aujourd’hui je veux vous parler de métamorphose. Le changement d’un être en un autre. La délivrance du papillon qui s’envole après avoir été longtemps chenille. Certains la rencontrent dans leur vie. D’autres sont nés chenilles et ne se demanderont jamais comment devenir papillon. Certains sont très heureux d’être chenilles toute leur vie. Certains ne parviendront jamais à aller plus loin que la chrysalide. D’autres pensent être nés papillons. Et d’autres encore mettront toute leur énergie à construire un cocon assez solide pour faire éclore leur papillon. Mon humeur est aux métaphores ce soir, je sais. J’ai toujours été fascinée par les métamorphoses (et les métaphores aussi sûrement) et sensibles aux changements radicaux de vie. En quoi est-ce que cela concerne la discrétion ? Je pense que vous le devinez déjà. La discrétion, on la subit jusqu’à ce qu’on la comprenne. Et quand on la comprend, on se métamorphose. Vous avez peut-être déjà vécu ça ? Pour tout vous dire, je me sens en ce moment telle une nymphe des lépidoptères (ça sonne joli, mais ce n’est que le nom donné à la larve intermédiaire entre chenille et papillon).

C’est bien joli une nymphe des lépidomachins (enfin peut-être pas, je suis pas sûre de vouloir savoir), mais c’est encore une métaphore bizarre non ?

Oui je suis en pleine transformation. Jusqu’à récemment, je pensais que j’allais subir ma discrétion toute ma vie. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais comme ça. Un peu hypersensible, beaucoup timide et introvertie sans le savoir. J’ai passé beaucoup de temps avec moi-même, parce que j’avais l’impression d’être la seule personne qui me comprenait vraiment et à qui je pouvais me confier. Qu’une chose soit claire, je ne veux pas faire de moi (ou des discrets en général) une victime. Non. J’aimerais simplement dire les choses que j’aurais aimé entendre un peu plus tôt. Dans mon enfance, peut-être. Cette période de la vie passionnante où chaque jour est une découverte sans le savoir. J’aurais aimé entendre que ce que je ressens est normal et qu’un jour je n’aurais plus peur de l’inconnu ou des inconnus. Parce que je ne sais pas vous, mais quand j’étais petite, devoir parler à quelqu’un que je ne connaissais pas était une source d’angoisse astronomique dont je ne comprenais pas la provenance.

Maintenant je vois un ptit peu plus clair dans tout ça. La discrétion est en fait un caractère à la fois acquis et inné.

Il y a tellement de facteurs possibles à l’apparition d’un caractère discret chez un enfant que je ne pourrais pas vous donner d’explication tangible. Des études ont démontré que certains bébés naissent avec une réactivité haute (qui iront vers une tendance à l’hypersensibilité) et d’autres avec une réactivité basse (qui auront besoin de stimulations nombreuses au quotidien). Cela pourrait donc être en partie inné. Certains gènes seraient propices à la formation d’un tempérament discret (finalement, quand j’y réfléchi, ma famille est globalement plutôt introvertie). Au-delà des gènes, il y a bien sûr l’éducation et les expériences qui forgent le caractère de chaque apprenti être humain. Saverio Tomasella, un psychanalyste, va même jusqu’à affirmer que tout le monde nait hypersensible, mais tout le monde n’est pas incité à le montrer ou à le développer dès la naissance. Certains environnements sont propices au développement du caractère discret de l’enfant, et d’autres le poussent plutôt vers l’extraversion. A chacun d’interpréter cette théorie selon sa propre expérience de vie. Me concernant, j’ai adopté cette phrase : je suis née avec le gène de la discrétion, gène qui s’est ensuite développé durant mon enfance dans un environnement qui n’a jamais remis en question mon attitude observatrice.

Sauf que ! C’est bien d’observer, mais agir c’est parfois (même très souvent) nécessaire. Et quand on ne s’est jamais entraîné à le faire, c’est plus difficile.

Je vais vous parler d’un souvenir qui me marque encore aujourd’hui. Je devais avoir peut-être 8 ou 9 ans. A cet âge là, on peut commencer à se débrouiller tout seul sur certains aspects de la vie. Comme aller acheter un croissant à la boulangerie. Tous mes copains le faisaient du moins. Mon père (ou mon papounet d’amour si jamais il lit ces lignes – j’espère), était sur le siège conducteur de la voiture. Il se gara à côté de la boulangerie. Je le voyais venir à des années lumières. Avec beaucoup d’amour et de bon sens, il voulait poursuivre mon apprentissage de la vie en me demandant d’entrer toute seule dans la boulangerie. Seulement, l’épreuve de me retrouver seule face à un adulte que je ne connaissais pas en devant moi-même engager la discussion pour lui demander quelque chose m’était insurmontable. Je ne pouvais pas. J’étais bloquée. Une panique indescriptible. J’avais l’impression que je ne savais pas faire. J’étais persuadée qu’on allait me juger. J’ai toujours été une petite fille sage sans problème, mais les seules crises de larmes que j’ai pu avoir, c’était bien ces moments-là. Et bien sûr, plus je pleurais moins j’avais envie d’y aller. Et plus mon père insistait. Il a finalement abandonné lorsqu’on ne pouvait plus faire la différence entre les larmes et la morve sur mon visage. On est repartis bredouilles. Sans croissant, et avec le sentiment qu’on remettra ça à plus tard. J’ai mis plusieurs années avant de ne plus avoir peur d’entrer seule dans une boulangerie.

Je vous rassure, je n’ai aujourd’hui plus aucun mal à aller acheter un croissant à la boulangerie (et si je pouvais j’irais certainement même tous les jours hum). Téléphoner à des inconnus est encore source de stress (en même temps, qui aime vraiment ça ?), mais je le fais volontiers après avoir répété ma phrase d’approche 2-3 fois.

Ces crises se sont répétées, parce qu’il y avait beaucoup d’appréhension et d’incompréhension. Mon père était persuadé que c’était une bonne chose de me demander de faire face à des inconnus. “Comment tu feras plus tard ?”. Je ne savais pas. Je me sentais jugée par mon propre parent. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris. J’ai compris que ce qui m’aurait vraiment aidé, c’est que mon père m’accompagne. Que devant moi il demande un croissant à cette personne inconnue. Que je puisse comprendre qu’il n’y a rien de grave. Que c’est facile et doux, comme du beurre. J’avais simplement besoin d’observer comment il fallait faire (en tant que grande observatrice, logique !). J’avais besoin d’apprivoiser la situation et d’écarter le grand danger qu’était la confrontation avec un étranger. C’est encore le cas aujourd’hui dans certaines situations que j’estime de critiques. Une fois que j’ai observé, analysé, compris, j’y vais. J’y fonce. 

C’est lorsque j’ai lu les quelques lignes de Susan Cain sur l’éducation des enfants introvertis que ça a fait tilt dans ma tête. Elle aborde la chose de la manière suivante. Les enfants introvertis, comme les extravertis, recherchent la compagnie des autres mais souvent à plus petite dose. Et ce n’est pas toujours très bien compris ou accepté par l’entourage. Au milieu d’un groupe d’inconnus, les discrets ne parlent jamais les premiers, et ont du mal à s’exprimer sans montrer leur mal-aisance. Mais au milieu d’un petit groupe d’amis, ils peuvent agréablement surprendre en apparaissant bavards et confiants. Ils ont une appréhension de la sociabilité différente des autres, et ils apprécieront un accompagnement adapté à leur peur de l’inconnu. L’une des plus belles choses que l’on puisse faire pour un enfant introverti, c’est de l’aider à travailler sa façon d’aborder la nouveauté. Il ne faut pas confondre sa prudence avec une incapacité à se lier aux autres, car il ne fait que se protéger de la nouveauté et de la surstimulation, pas du contact humain. Les enfants introvertis ont des peurs que les non-discrets auront du mal à comprendre. La clé, c’est d’y aller progressivement en prenant en compte les limites de l’enfant tout en trouvant un équilibre entre surprotection et surestimation.

Bon ça fait un peu bobo tout ça non ? A un moment donné faut bien se bouger pour avoir ce qu’on veut.

Oui, complètement. Encore une fois, c’est un équilibre à trouver. Être discret mais s’affirmer. L’appréhension du regard des autres est quelque chose qui se travaille. Je poursuis l’apprivoisement de ma timidité tous les jours. Aussi j’aimerais ajouter qu’il faudrait éviter d’expliquer à des enfants discrets qu’ils sont “timides”. Ils croiront que cette anxiété est une caractéristique fixée pour toujours, au lieu d’une émotion qu’il peut maîtriser. Le terme “timide” reste connoté négativement dans nos sociétés. J’explique tout ça dans mon fameux théorème de la discrétion. Si vous voulez aider un jeune discret à appréhender le monde, soyez un modèle en développant des relations amicales avec les étrangers. Expliquez-lui comment vont se dérouler les interactions sociales. Faites en sorte d’arriver tôt aux goûters d’anniversaire. Parce qu’il est bien plus facile d’avoir l’impression d’être rejoint par le reste du groupe petit à petit plutôt que de venir déranger le groupe préexistant. C’est une règle que je me fixe toujours aujourd’hui lorsque je pars en soirée.

Et le rapport avec la métamorphose du papillon alors ?

Ah oui. J’ai un peu digressé. Mais je vais retomber sur mes pattes vous allez voir. Toutes ces expériences que j’ai vécues étant enfant n’ont fait sens pour moi que très récemment. Et maintenant, je me sens comme libérée d’un sentiment qui m’a emprisonnée pendant longtemps. Bien sûr, c’est loin d’être acquis. Mais je suis sur la bonne voie. Je comprends pourquoi mon cerveau bloque face à une situation qui me paraît compliquée à gérer. Alors j’essaie de lui désapprendre. De lui montrer que tout va bien. Surtout si ce n’est rien de grave. J’accepte également plus volontiers mes moments de solitude, et je les choisis même. Parce que je sais que c’est ce qui me permet de me ressourcer.

Ouvrir les yeux sur les enjeux de la discrétion a entamé une métamorphose dans mon esprit. Ce qui est génial, c’est que je n’ai pas tant changé aux yeux des autres. Peut-être plus sereine et plus confiante. Mais la grande différence, je la ressens en moi. Et c’est ça qui fait le plus de bien. Très hâte d’être un papillon.

Alors, vous en êtes où de votre métamorphose ?
Discrete power